BERLIN-CINEMA in Le Monde

«Berlin-Cinéma», ou l'absence d'une ville

Quel regard porter aujourd'hui sur Berlin? A travers celui de Wim Wenders, de Jean-Luc Godard ou de Jean Nouvel, une méditation sur le vide, la mémoire et le cinéma

C'est un film réflexif. Un peu austère, savamment construit. Où le jeu du noir et blanc et de la couleur, du documentaire et de la fiction, les longs panoramiques, les textes off, se renvoient pour composer une sorte d'essai autour de la création et du vide. Promenade intense dans une ville ouverte où les questions sont des pistes qui bifurquent à l'aventure comme le petit vélo de Thomas.

Berlin. Notes claires d'un piano. Fenêtre ouverte sur le ciel. Il n'y a que le ciel et ses différents gris. Dans une buée transparente, on aperçoit des grues, des caravanes. Paysage de chantier comme les ailes d'un désir. La caméra effectue son premier long panoramique, on découvre la ville et son agitation. Plan fixe d'un métro aérien, avec, juste au-dessous, un autobus puis un homme à vélo qui traversent le cadre fixe. Voix off : «J'adore ça. Quand on ne bouge pas... La caméra quand il y a des choses qui sortent... Ca m'émeut chaque fois.» C'est la voix de Wim Wenders. Le cinéaste regarde les images qui défilent. Il y a de drôles d'immeubles, posés comme des cubes dans un paysage de campagne, et un vélo sur un chemin de terre. «Voilà, ça c'est Berlin», poursuit la voix. C'est aussi l'Allemagne que le cinéaste aujourd'hui "en exil" pourrait "accepter". Où il pourrait même "retourner"... «Cette île sur la lune.»

Samira Gloor-Fadel a vu Nick's Movie quand elle était jeune. Un choc. Le cinéma peut donc parler de sujets aussi difficiles que la mort ! Peintre, elle décide d'apprendre la caméra. Berlin-Cinéma est son premier long-métrage. Le cinéma est un outil pour penser, elle a appris ça de Godard (et de Bresson). Grande admiratrice de Tarkovski, elle aime la manière sensitive de Wim Wenders, son côté cinéaste-citoyen.

Wenders projette une bobine des frères Lumière. Les gens qu'on voit n'existent plus mais les images sont toujours là, commente-t-il. Dehors, un long travelling saisit des foules dans la rue. Voix off de Godard : «Le cinéma, quand il est né, a tout de suite été artistique, documentaire, abstrait... c'est-à-dire noir et blanc.» Les voix se coupent, se chevauchent. Wim Wenders parle des images tournées par les Russes et les Américains à Berlin après la guerre, des images électroniques... «Ce qui compte, c'est la structure, ce qu'il y a derrière et ce qu'il y a devant.» Godard passe de la Bosnie à l'Allemagne.

REVERIE PHILOSOPHIQUE

La caméra tourne autour de Berlin, à la recherche des lieux frontières.« Qu'est-ce qu'on fait avec le vide ? Interrogation béante, dit Samira Gloor-Fadel. Je suis du Liban, et, éternellement, les mêmes questions se posent avec des scénarios différents. Que peut-on dire au-delà de la douleur ? On est au bord du même vide, historique, intime.»Combler les trous d'une ville, savoir ce que l'on en fait, c'est interroger la mémoire et la création.

Anhalter Banhof, le quartier de Kreuzberg, Potsdamer Platz, Alexanderplatz... La réalisatrice déambule dans une ville marquée par la seconde guerre mondiale et par la cicatrice du Mur. Les anciens bâtiments de la Gestapo, un cimetière juif, l'extraordinaire «Maison manquante»de Boltanski, terrains vagues, un café turc, petite musique («Je porte le deuil des arbres abattus du jardin voisin "...). Lieux éventrés, flaques d'eau, verdure... que faire des lieux sans destin ? Wim Wenders et l'architecte Jean Nouvel confrontent leur expérience.

Berlin-Cinéma est une rêverie philosophique où les pensées vont et viennent, un labyrinthe où se superposent les voix de Wenders, de Godard, les citations de Franz Hessel, de Ruth Andrea Friedrich, de Thomas Bernhard, des extraits de films, des musiques, des visions. C'est dense, trop dense parfois, presque cérébral, mais filmé magnifiquement. Et l'on revient toujours à un «Berlin où l'âme habite côté jardin, au 4e sans ascenseur». Un film habité.

Le Monde, Paris - Catherine Humblot

«La Lucarne»: Berlin-Cinéma, Arte, mercredi 28 mai à 0 h 05.

DOC : avec un dessin de Pessin.